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Comment la pénibilité nourrit les inquiétudes sur les retraites

Soulever des packs d'eau à la caisse, travailler debout toute une vie, respirer des odeurs de solvants, porter une personne…

Soulever des packs d’eau à la caisse, travailler debout toute une vie, respirer des odeurs de solvants, porter une personne âgée, découper des poulets à la chaîne, nettoyer les égouts… la pénibilité et ses mille visages nourrissent les inquiétudes sur la réforme des retraites.

Selon une note de la Fondation Jean Jaurès publiée cette semaine, cette question de la pénibilité « structure en profondeur l’opinion publique » sur la réforme des retraites. Le mouvement de grève, qui dure depuis un mois et demi, continue d’être populaire.

D’après un sondage Elabe publié mercredi, plus de six Français sur dix (61%) considèrent qu’Emmanuel Macron « devrait prendre en compte les contestations et retirer » la réforme, un chiffre en hausse.

« Plus la pénibilité est importante et plus les actifs se montrent hostiles à une réforme des retraites », écrivent Jérôme Fourquet et Marie Gariazzo de l’Ifop, dans la note de la Fondation Jean Jaurès.

« 50% des actifs qui n’éprouvent aucune pénibilité physique seraient prêts à cotiser (et donc à travailler) plus longtemps contre seulement 34% des +plutôt+ exposés et 18% des +tout à fait exposés+ », ajoutent-ils se basant sur plusieurs enquêtes de l’Ifop des dernières semaines.

La question de la pénibilité plane de bout en bout sur cette réforme, qui va conduire les Français à travailler plus longtemps.

Le numéro un de la CFDT, Laurent Berger, avait estimé le 11 décembre dernier qu’il y avait « beaucoup d’insuffisances sur la pénibilité ».

« Travailler plus longtemps ne résonne pas de la même manière chez un salarié du bâtiment qui porte des charges lourdes que chez un employé de bureau », explique-t-il encore cette semaine dans l’Obs.

Des discussions se tiennent depuis 15 jours au ministère du Travail précisément sur la pénibilité et les fins de carrière. Rien n’a filtré officiellement même si l’idée d’un « congé reconversion » à mi-carrière pour les métiers pénibles, comme couvreur, revient avec insistance.

La CFDT demande la réintégration de quatre critères, retirés en 2017, du compte pénibilité : manutention de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques et risques chimiques.

– « Hostilité et anxiété » –

Ce compte, assez restrictif et peu utilisé, permet de partir plus tôt en retraite ou de faire une formation.

Le gouvernement a annoncé son extension à la fonction publique, mais l’annonce, faite ensuite, de la fin des départs anticipés, excepté pour les métiers en uniforme, a ulcéré plusieurs syndicats de fonctionnaires.

Le gouvernement a aussi laissé entendre qu’il pourrait abaisser les seuils relatifs au travail de nuit.

C’est au niveau des branches qu’il faut définir les métiers où il y a de la pénibilité, estime Laurent Berger.

Pour Luc Rouban, chercheur à Sciences-Po, « si la question des retraites suscite autant d’hostilité et d’anxiété, quelles que soient les dispositions plus égalitaires du projet, c’est bien parce que le travail est beaucoup moins bien vécu en France qu’ailleurs, et cela à niveau égal de qualification », a-t-il récemment expliqué dans une tribune au Figaro.

Ex-chercheur à Sciences-Po et ex-dirigeant de l’Agence d’amélioration des conditions de travail (Anact), Olivier Mériaux, consultant au cabinet « Plein sens », opine. « Il y a un paradoxe : les Français sont parmi ceux qui sont les plus attachés au travail et, en même temps, c’est ceux qui en Europe manifestent le plus d’insatisfaction par rapport à ce qu’ils vivent au travail », explique-t-il à l’AFP.

Car la pénibilité n’est pas le seul facteur en jeu et le mal-être au travail prend des formes multiples.

« A l’inverse des évolutions en Europe depuis 2010, en France les marges de manoeuvre en termes d’autonomie tendent à se réduire, à peu près pour toutes les catégories socio-professionnelles », explique-t-il, évoquant la singularité du « modèle français de management et de relations au travail » (importance de la distance hiérarchique, faible participation, faible niveau d’équité, de coopération et de confiance, etc…).

Cela explique que « majoritairement, et c’est encore plus vrai pour les salariés moins qualifiés, l’horizon de la retraite est un horizon désirable ». Un horizon passablement brouillé en ce moment par les incertitudes liées à un nouveau système.

« Un régime universel de retraites va obliger à rediscuter de la manière dont on évalue la pénibilité, à l’échelle de la situation de travail ou des métiers », explique-t-il. Il milite ainsi pour une logique de prévention, plutôt que de compensation, qui viendrait par défaut quand il n’a pas été possible d’échapper au facteur de pénibilité.