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Dans un Ouzbékistan brutalisé, des dissidents sur leurs gardes face au dégel

Le journaliste Dilmourod Saïdov se réhabitue à la liberté. Mais il se méfie. Après une dizaine d'années dans les geôles…

Le journaliste Dilmourod Saïdov se réhabitue à la liberté. Mais il se méfie. Après une dizaine d’années dans les geôles ouzbèkes, il sait ce qu’a été le règne brutal du premier dirigeant de l’Ouzbékistan indépendant, Islam Karimov, et ce qu’il en reste.

Sa maison est remplie des souvenirs de sa femme et de sa fille, mortes en 2009 en lui rendant visite en prison, dans un accident de voiture selon la thèse officielle.

« Dieu m’a donné une épouse si fidèle et une fille si merveilleuse. Puis il les a récupérées », glisse l’homme de 57 ans en regardant une photo de son épouse Barno, dont le visage encadré est posé sur une table de son appartement. Le fond d’écran de son vieil ordinateur montre la petite Roukhshona, cinq ans au moment de son décès.

Dilmourod Saïdov est l’un des 30 prisonniers politiques ouzbeks libérés depuis la mort d’Islam Karimov en 2016. Son successeur, Chavkat Mirzioïev, enchaîne les mesures visant à faire sortir de l’isolement ce pays d’Asie centrale de 33 millions d’habitants, un peu plus petit que la France.

Les réformes de Mirzioïev lui ont valu des éloges. L’ex-république soviétique, longtemps considérée comme un des pires exemples mondiaux en matière de droits de l’Homme, a ouvert ses portes aux touristes et aux investisseurs étrangers.

Mais le nouveau président n’a pas dénoncé publiquement son prédécesseur, qu’il a servi en tant que Premier ministre pendant plus de 13 ans. Il a gardé intacte une grande partie du système répressif.

Aujourd’hui, les dissidents commencent doucement à être libérés et à s’exprimer. Dans une série d’entretiens rares, à Tachkent, l’AFP a pu parler à plusieurs prisonniers politiques qui, comme Dilmourod Saïd, reconnaissent l’existence de progrès mais affirment que les violations des droits de l’Homme se poursuivent.

– Accident de la route –

Dilmourod Saïdov a été arrêté en 2009, reconnu coupable de corruption et de contrefaçon. Une punition pour ses années de reportage sur la corruption et les violations des droits en Ouzbékistan, affirme-t-il. Un procès « vicié mené pour des (raisons) politiques », avait alors estimé Human Rights Watch (HRW).

Condamné à douze ans et demi de prison, il a bénéficié d’une libération anticipée un an après la mort d’Islam Karimov, en septembre 2016.

Ressorti tuberculeux de ces années de banni, Dilmourod Saïdov a essayé de reprendre ses activités mais les autorités ont refusé trois fois d’enregistrer son organisation baptisée « Retour de la Justice ». Ses tentatives pour faire annuler sa condamnation et rouvrir l’enquête sur l’accident de voiture de sa femme ont été vaines.

Juste avant leur mort, dit-il, des policiers avaient menacé de prendre la petite Roukhshona en otage s’il n’avouait pas ce dont on l’accusait et ne témoignait pas contre d’autres militants. Il a appris le drame avec plusieurs jours de retard.

Le journaliste n’a jamais cru à la version officielle: celle d’un camion entré en collision avec le taxi dans lequel elles voyageaient. Condamné à sept ans et demi de prison, le camionneur a été libéré au bout d’un an. « Celui qui a ordonné (l’accident de voiture) était sûrement puissant parce que le Parquet étouffe toujours l’affaire », avance M. Saïd.

– « Maison de la torture » –

En août, Chavkat Mirzioïev a été salué pour avoir ordonné la fermeture de la colonie pénitentiaire de Jaslyk, située au milieu d’un désert dans le nord-ouest du pays, à plus de 200 kilomètres de la première ville.

La « Maison de la Torture » a été brièvement le lieu de détention d’Akzam Tourgounov, un militant croisé par Dilmourod Saïdov dans une autre prison.

Jaslyk était « l’endroit où ils envoyaient des prisonniers qu’ils voulaient briser », explique M. Tourgounov à l’AFP. « Je pensais que j’étais prêt mentalement, mais quand ils ont commencé à verser de l’eau bouillante (sur mon corps) et m’ont dit que je ne quitterais jamais l’endroit vivant, j’ai été saisi d’une peur intense. »

Akzam Tourgounov a été libéré quelques mois avant la fin d’une peine de dix ans de prison pour extorsion. Il salue la fermeture du site de ses tourments, mais craint qu’il ne s’agisse d’une manœuvre visant à « détourner les organisations de défense des droits de l’Homme étrangères » d’autres abus qui, selon lui, se poursuivent.

Pendant plus d’un quart de siècle, Islam Karimov a assuré la stabilité de cet Etat musulman frontalier de l’Afghanistan, au coeur des luttes d’influence entre Russie, Chine et Occidentaux, au prix d’une répression sans merci. L’ONU y dénonçait régulièrement l’emploi généralisé de la torture.

Aujourd’hui, selon Human Rights Watch, des milliers de personnes sont toujours emprisonnées en Ouzbékistan pour des motifs politiques.

En 2018, l’organisation relevait que les anciens prisonniers politiques ouzbeks continuent d’être confrontés « à des obstacles juridiques et économiques (…), à des restrictions de liberté de circulation, à l’impossibilité d’obtenir des décisions de justice pour faire appel des peines illégales, à des mesures de surveillance… »

Le gouvernement a condamné la pratique du travail forcé qui était systématique pour la récolte du coton. Sous l’ère Karimov, les observateurs documentant ces crimes, dont le recours à des enfants non rémunérés, étaient régulièrement détenus et harcelés.

L’une de ces militantes, Elena Ourlaïeva, a été internée plusieurs fois dans des établissements psychiatriques. Un jour, un gynécologue lui a examiné les parties intimes sous la surveillance de la police.

« Ces temps sont révolus et c’est une bonne chose », dit Mme Ourlaïeva, qui siège maintenant à la même table que les responsables du gouvernement lors d’événements sur la lutte contre le travail forcé. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), la pratique a chuté de moitié rien que l’année dernière.

– Doutes sur les réformes –

Mais dans de nombreux autres aspects de la vie publique en Ouzbékistan, les critiques estiment qu’il y a plus de continuité que de changement. « Les choses se sont un peu détendues mais il n’y a pas de place pour la complaisance », assure Oumida Akhmedova.

Cette célèbre photographe et cinéaste a été reconnue coupable en 2010 d’avoir calomnié le pays en documentant la situation difficile des jeunes femmes ouzbèkes dans les zones rurales. Après un tollé international, elle fut amnistiée.

Oumida Akhmedova cite des abus judiciaires et policiers récents. Elle évoque des expulsions forcées, alors que l’Ouzbékistan post-Karimov vit un boom immobilier.

Le refus d’enregistrer le groupe « Retour de la Justice » et des dizaines d’autres organisations « jette de sérieux doutes sur la profondeur des réformes en cours », estime Marius Fossum, représentant régional du Comité norvégien d’Helsinki. « Un changement significatif et systémique ne peut avoir lieu sans partenariat avec la société civile », estime-t-il.

Pour Dilmourod Saïdov, ces 18 derniers mois lui ont apporté la liberté, mais aussi un choc sur l’état de la société civile qui ressemble, selon lui, à « une personne dans un état critique ». Le problème est simple, dit-il : « L’ancienne équipe est toujours là. »

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