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Turquie: des familles de disparus en quête de réponses

Après une centaine de jours en détention pour des accusations d'appartenance à une "organisation terroriste", Mustafa Yilmaz avait repris une…

Après une centaine de jours en détention pour des accusations d’appartenance à une « organisation terroriste », Mustafa Yilmaz avait repris une vie normale, auprès de sa femme et de sa fille à Ankara. Mais le 19 février, il a disparu en se rendant au travail.

C’était moins de deux mois après sa libération. Sa femme Sümeyye, 27 ans, soupçonne un des services de l’Etat d’être impliqué.

« Tant de questions me viennent à l’esprit… Pourquoi n’a-t-il pas été relâché ? Que veulent-ils lui faire ? Pire, est-il en vie ? », raconte-t-elle à l’AFP, dans le salon de l’appartement qu’ils partageaient depuis leur mariage il y a trois ans.

Sur des images de vidéosurveillance obtenues auprès d’une supérette voisine, elle a vu son mari être frappé par un homme au pied de leur immeuble, puis emporté hors champ par deux personnes, avant de voir passer un utilitaire Transporter noir.

Au début, sa fille âgée maintenant de 2 ans cherchait son père, le réclamait. Plus maintenant. « Elle oublie », dit sa mère, la voix tremblante.

Un député du parti prokurde HDP, Ömer Faruk Gergerlioglu, a dénombré au moins 28 cas de ce qu’il considère être des « disparitions forcées » depuis le putsch manqué de juillet 2016 contre le président Recep Tayyip Erdogan.

Vingt-cinq de ces disparus ont été retrouvés, tous en vie, qui en pleine montagne, qui devant un commissariat, selon le député. Certains, affirme-t-il, ont depuis fui le pays alors que d’autres, recherchés par ailleurs pour des liens présumés avec le putsch manqué, sont en prison.

Selon lui, certains d’entre eux disent avoir été retenus et torturés.

Le gouvernement a lancé de vastes purges après le coup d’Etat manqué, principalement contre les partisans présumés du prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’en être le cerveau.

M. Yilmaz, un physiothérapeute de 33 ans accusé d’appartenir au mouvement guléniste, avait été arrêté le 1er octobre 2018. Il a été condamné à 6 ans et 3 mois de prison, mais libéré pendant la procédure d’appel, toujours en cours.

– « Espoir » –

Mustafa Yilmaz et cinq autres hommes ont disparu en février. Les autorités ont indiqué aux familles le 28 juillet avoir retrouvé quatre d’entre eux, aussitôt placés en détention à Ankara, sans donner plus d’informations.

Les ONG Human Rights Watch et Amnesty International parlent aussi de « disparitions forcées » et ont appelé les autorités à se mobiliser pour retrouver M. Yilmaz et Gökhan Türkmen, les deux hommes qui, parmi les six disparus de février, manquent encore à l’appel.

Les quatre hommes en détention ont pu s’entretenir brièvement avec leurs proches, mais à ce jour pas avec leurs avocats, une interdiction dénoncée par l’Association des barreaux d’Ankara.

« Une femme m’a dit n’avoir pas pu reconnaître son mari : il avait perdu du poids, était changé, extrêmement pâle », raconte le député Gergerlioglu.

Aucun des quatre hommes n’a voulu dire où il avait disparu pendant six mois, ajoute-t-il.

En raison de précédents dans l’histoire turque, « évidemment que notre principal suspect, c’est l’Etat », indique Öztürk Türkdogan, président de l’Association turque des droits de l’homme (IHD).

« C’est la même procédure à chaque fois », soupire-t-il, les disparitions de ces dernières années impliquant souvent un Transporter noir, d’après des images de vidéosurveillance ou des témoins. « Existe-t-il en Turquie une organisation criminelle si singulière que l’on ne connaîtrait pas ? »

Disant croire le ministère de l’Intérieur lorsqu’il dément toute implication, M. Türkdogan soupçonne une unité au sein des services du renseignement dont l’objectif serait « d’instiller la peur » dans les milieux gulénistes.

Aucun commentaire n’a pu être obtenu par l’AFP auprès du parquet d’Ankara et de la police. Le ministère de l’Intérieur n’a pas donné suite aux requêtes de l’AFP.

Sümeyye accuse la police de ne pas en avoir fait assez pour retrouver son mari. « Mais il n’est pas trop tard », insiste-t-elle. « Il peut encore être vivant, j’ai encore de l’espoir ».

– « Peur » –

Mustafa Tunç, un enseignant à la retraite, est sans nouvelles depuis le 6 août de son fils aîné Yusuf, 35 ans, qui n’est pas rentré du travail ce jour-là.

« Il y avait un mandat d’arrêt contre mon fils, mais les gens qui sont en garde à vue, on les interroge, puis ils sont rapidement présentés à la justice », explique-t-il.

Son fils travaillait à la Présidence des industries de la défense, une organisation publique. Limogé comme des dizaines de milliers d’autres par décret-loi après le putsch manqué, craignant d’être suivi ou arrêté, Yusuf ne contactait pas sa femme par téléphone. Il lui disait donc tous les matins ce qu’il allait faire et à quelle heure il rentrerait.

Ce matin-là, il l’a réveillée pour lui dire de l’attendre à « 20h, 20h30 ».

Ne le voyant pas revenir, l’épouse a signalé sa disparition, avant que ses beaux-parents ne retrouvent, quatre jours plus tard, la voiture de Yusuf garée dans une ruelle, verrouillée.

Appelé sur place, un policier avait simplement estimé que le mari s’était enfui.

« Admettons même qu’il y ait un problème entre nous, (…) pourquoi ne dirait-il rien à ses parents ? », s’inquiète l’épouse, qui préfère taire son prénom.

A leurs enfants, de 10, 6 et 2 ans, elle dit que leur père a du travail ailleurs et qu’il reviendra.

Sa voix, jusque-là assurée, se brise: « L’incertitude est la chose la plus douloureuse au monde. Nous avons peur. »

Les deux femmes, ainsi que d’autres familles, ont porté plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’homme et ont signalé leur cas à l’ONU.

« Quand mon mari a été arrêté le 1er octobre, je pleurais parce qu’il était en garde à vue », raconte Sümeyye. Maintenant, « je prie pour qu’il le soit, même s’il n’a commis aucun crime. »

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