InternationalAFP




Victimes du communisme en Albanie: les fantômes de Dajti en quête de noms

Jovan Plaku veut savoir si un des treize corps qu'il a exhumés du mont Dajti est celui de son père:…

Jovan Plaku veut savoir si un des treize corps qu’il a exhumés du mont Dajti est celui de son père: une campagne génétique inédite est en cours pour identifier ces victimes de la dictature communiste albanaise.

Les disparus sont plus de 5.000, liquidés dans des lieux secrets: opposants, religieux, communistes « purgés », citoyens dénoncés pour « trahison », « espionnage », « propagande » ou « sabotage », « ennemis du peuple » broyés par la machine de répression paranoïaque d’Enver Hoxha puis de Ramiz Alia (1944-1991).

A force de recoupements, c’est Jovan qui a identifié cette montagne surplombant Tirana comme lieu probable de l’exécution de son père. Il en a exhumé en 2009 les ossements de treize personnes.

Mais ce n’est qu’en novembre que les autorités albanaises ont lancé une campagne d’identification des restes, confiée à la Commission internationale pour les personnes disparues (ICMP).

Comme une trentaine d’autres personnes, Jovan a effectué un prélèvement ADN. Cet économiste espère « clore ce chapitre » de sa vie, bientôt se recueillir à Dajti en fumant une cigarette, déposer des fleurs là où son père a reçu une balle dans la nuque le 28 juin 1977.

Ingénieur dans l’industrie pétrochimique, condamné à mort à huis-clos, Koço Plaku avait été arrêté deux ans auparavant. Jovan avait neuf mois. Pour éviter la déportation, sa femme avait divorcé.

Adulte, Jovan a interrogé des centaines de témoins et réuni des documents.

– La mort pour des hameçons –

La directrice des archives des ex-services secrets (Sigurimi), Gentiana Sula, elle-même petite-fille de disparu, raconte comment ce passé peut tourner à l’obsession pour les proches dont beaucoup ressentent toujours le poids de l' »infamie » attaché à la condamnation des leurs, « calomniés par la machine de propagande ».

Jovan a retrouvé des photos du procès de son père, des croquis griffonnés pendant l’audience, une bande de 72 heures d’interrogatoire. Il a découvert que son père avait été reconnu coupable de sabotage commis avec… des hameçons offerts par une amie russe, un cadeau devenu empoisonné au moment de la rupture entre Tirana et Moscou.

Il a rencontré un exécuteur de son père. Un « homme petit et trapu », devenu entraîneur de judo, qui lui a dit ne se souvenir de rien.

« Oui, cela sera difficile pour certains de faire de nouveau face à leur passé », dit Gentiana Sula.

Jovan confirme: « Je tremble encore quand je me rappelle le moment » de la découverte des ossements. Mais « j’étais content… »

Le chemin a ensuite été long. Les ossements une fois stockés à la morgue de Tirana, rien ne se passe jusqu’à l’accord en 2018 avec l’ICMP.

« Quand un pays ne se penche pas sur son passé, celui-ci revient le hanter », relève Luigj Ndou, responsable de cette organisation internationale.

« Il ne s’agit pas des morts, il s’agit des vivants », dit-il, fort de l’expérience de l’identification de victimes des guerres balkaniques des années 1990, notamment les morts de Srebrenica: « Sans corps, pas de crimes. »

Avec 400.000 euros alloués par les donateurs internationaux, le projet de Dajti n’a pas la même ampleur. Mais c’est un début, dit Luigj Ndou, pour qui tout dépendra de la volonté politique et des informations sur d’autres lieux d’exécutions.

– Trouver d’autres corps –

« Il faut poursuivre les recherches », dit Elena Sallaku, 63 ans. Avec sa jumelle Vera, elle a participé aux prélèvements ADN même si elle doute que leur père Xhavit soit parmi les 13 dépouilles.

Ingénieur formé en URSS, Xhavit Sallaku a été arrêté deux jours après une séance d’autocritique publique face à la foule qui hurlait « A la corde! ». Il a été exécuté à l’été 1977, à 46 ans.

Quand son épouse russe Irina, 86 ans aujourd’hui, leur a demandé les raisons de son exécution, les policiers ont répondu: « Le parti le sait ».

Têtes baissées, les jumelles et leur mère ont dû répondre par un « Vive le parti ! », se souvient Elena. Toutes trois ont été déportées avant d’être autorisées à émigrer à Leningrad (Saint-Pétersbourg) en 1988. Elles sont revenues en 2007, Irina voulant retrouver son mari pour reposer à ses côtés.

« Pourquoi a-t-il été si facile de tuer quelqu’un ? Et est-il si difficile de retrouver son corps ? », demande Elena, dans le petit appartement que partagent les trois femmes.

– « Vive le parti ! » –

A son retour en Albanie, Elena a retrouvé des photos de son père dans les archives de la police. Sur la plus récente, prise en 1975, Xhavit rit.

« Nous voulons une tombe pour notre père (…) nous voulons lui raconter nos pensées et nos problèmes », dit-elle. « Le jour de son anniversaire (…), nous allons (pour l’instant) sur la sépulture de notre grand-père ou de notre oncle pour déposer un bouquet pour lui », dit-elle.

Les deux soeurs ont retrouvé un juge d’instruction présent lors de l’exécution et désormais professeur de droit, qui leur a assuré ne se souvenir de rien.

Rencontré par l’AFP, cet homme qui ne souhaite pas que son nom apparaisse, a expliqué avoir été un jeune magistrat dans un système où « personne ne pouvait refuser un ordre ».

Il dit ne plus se rappeler la date ni le lieu exact, mais se souvient des derniers mots d’un des deux hommes exécutés sous ses yeux: « Vive le parti ! Ne faites pas de mal à mes filles ! »

Suivez l'information en direct sur notre chaîne