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Pratique du “ndiggel“ électoral: Touba laisse le flambeau à Tivaouane

Au Sénégal, la ligne de démarcation entre le spirituel et le temporel est souvent violée de part et d’autre. Le…

Au Sénégal, la ligne de démarcation entre le spirituel et le temporel est souvent violée de part et d’autre. Le soutien revendiqué du porte-parole du khalife général des tidianes à Macky Sall vient ressusciter une vieille pratique en voie de disparition chez les représentants officiels des deux plus grandes confréries du Sénégal.

Tivaouane lance son appel. Cette fois, ce n’est pas pour célébrer Maodo. Pas non plus pour magnifier Serigne Babacar Sy, Mame Dabakh et autres vénérés descendants du fondateur de l’une des confréries les plus puissantes du Sénégal et de l’Afrique de l’Ouest, voire de l’Afrique toute entière. Mais pour inciter ses talibés à ’’soutenir’’ le président de la République Macky Sall, à la prochaine présidentielle. Et l’auteur n’est pas n’importe qui dans la famille d’El Hadj Malick Sy, puisqu’il s’agit du porte-parole du khalife général, Serigne Pape Malick. Il affirme : ‘’Nous devons accompagner le président pour qu’il achève les chantiers qu’il a entamés.’’ Le soutien est donc loin d’être fortuit. Dans son développement, le guide religieux n’a pas manqué de revenir sur le bilan reluisant de l’actuel chef d’Etat dans la ville sainte. ’’De Senghor à Wade, en passant par Diouf, poursuit-il pour se justifier, ce qu’il a fait pour Tivaouane, aucun autre président ne l’a fait. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de le soutenir’’.

Ainsi, la messe semble dite au sein de l’establishment de la Tijaniyya, en direction de la présidentielle de 2019. Les gardiens du temple roulent pour Macky Sall. Du moins, le khalife général qui avait théorisé le ’’jamais un sans deux’’ et son porte-parole attitré qui vient en remettre une couche ne veulent pas en finir avec la saga Macky Sall.

La rupture de Touba

De la sorte, rejaillit sous les tropiques une vieille pratique qui avait tendance à disparaitre depuis les règnes d’un certain Serigne Abdoul Ahat à Touba et Serigne Mansour Sy à Tivaouane. Le journaliste Cheikh Yérim Seck apporte son témoignage : ’’D’abord, il ne faut pas perdre de vue que le fait confrérique est central, au Sénégal. Les confréries occupent une place très importante dans la vie des Sénégalais. Il fut un moment où les consignes étaient plus efficaces. De nos jours, leur efficacité est mise à rude épreuve. Les disciples ont tendance à ne plus s’en occuper.’’ Parmi ces consignes qui sont rentrées dans les annales, nombre d’observateurs reviennent sur celle de Baye Lahat, 3e khalife de Bamba, en 1988. Il avait dit, de manière claire, non équivoque, que ’’quiconque voterait un candidat autre qu’Abdou Diouf, trahirait Serigne Touba’’.

Quel a été l’impact d’une telle fatwa lors de ce scrutin historique ? L’histoire retiendra que le résultat sorti des urnes avait donné largement vainqueur le candidat socialiste, avec un score de 73,20 % contre 25,80 % pour son concurrent Abdoulaye Wade. Maître Babacar Niang du Parti pour la libération du peuple et Landing Savané du Mouvement révolutionnaire pour la démocratie nouvelle avaient respectivement obtenu 0,75 et 0,25 %.

Un an plus tard, en 1989, Baye Lahat partit. Et Touba, depuis cette date, est restée aphone en matière électorale. Ni son successeur direct et éphémère Serigne Abdou Khadre ni Serigne Saliou qui a fait près de 20 ans à la tête de la confrérie n’ont donné de consignes. ‘’Loudoul mbirou Yala amou maci deffar, amoumaci yaakh…’’ (nos actes et paroles ne s’orientent que vers Dieu), clamait sans cesse Serigne Saliou. Malgré la surenchère des hommes politiques qui, à chaque scrutin, font des pieds et des mains pour décrocher un soutien de la plus haute autorité mouride. Mais, jusque-là, les khalifes à Touba, même s’ils sont prompts à saluer vivement les représentants du pouvoir pour leurs réalisations, n’ont jamais franchi le Rubicond. Que ça soit sous Diouf (depuis 1989) Wade ou Macky Sall.

Politiciens manipulateurs

A défaut d’une prise de position claire et sans équivoque du khalife, les politiques sont très prompts à se livrer à une manipulation savamment orchestrée de ses sorties. Ainsi sont-ils prêts à communiquer outrancièrement sur une image ou des prières à eux accordées par le khalife.

Cependant, si à Touba, les plus hautes autorités se gardent d’officialiser leur soutien à une quelconque candidature, les ’’maraboutons’’, eux, ne se font pas prier. A chaque élection, il y en a qui montent au créneau pour marchander leur hypothétique représentativité. Parmi les marchands d’illusions, on peut citer Serigne Béthio Thioune et Serigne Modou Kara qui avaient promis, en 2012, une victoire sans bavure à Abdoulaye Wade. Au finish, le ‘’Pape du Sopi’’ a été laminé presque partout au Sénégal. Bien avant ces consignes de 2012, Serigne Mansour Sy, alors khalife général des tidianes, avait prédit, en 2000, la victoire d’Abdou Diouf devant son ’’éternel’’ opposant Abdoulaye Wade. C’était une véritable douche froide pour les défenseurs du ’’ndiggel’’. Diouf avait, en effet, été humilié par son challenger.

Depuis lors, les pro-‘’ndiggel’’ s’étaient repliés dans leur coquille. Cet antécédent avait fait que tous les chefs se méfiaient des consignes. ‘’De plus en plus, ça revient à la mode, constate Yérim Seck. On a vu la sortie de Serigne Bass Abdou Khadre autour du bilan de Macky. Il a résisté face à l’adversité pour parler du bilan de l’actuel régime’’.

En fait, le marabout réagissait aux reproches que lui aurait faits une certaine aile dure qui ne veut le voir du tout se prononcer sur un quelconque bilan du président actuel. Il répondait : ’’En tant que porte-parole de tous les disciples, je me dois de remercier quiconque montre un certain égard à Touba. Et force est de constater que le président Macky Sall a fait beaucoup de réalisations à Touba. Je vais continuer à le dire, même si certains désapprouvent. Je ne ferais pas moins que les khalifes qui ont toujours eu de la reconnaissance pour tous ceux qui oeuvrent au rayonnement de la ville.’’

Mais, contrairement à son homologue de Tivaouane, lui n’a pas encore franchi le Rubicond, en appelant simplement à voter Macky Sall. Le journaliste-chroniqueur, Pape Samba Kane, rectifie et précise : ’’Je ne pense pas que c’est une consigne que Serigne Pape Malick a donnée. Ce qu’il a fait, c’est louer ce que Macky a fait pour Tivaouane. Et compte tenu de cela, il dit que, lui, il va le soutenir. On ne peut lui dénier ce droit. En tant que gardien du temple, si ce temple est enrichi par le président, il a le droit de lui témoigner sa reconnaissance. Et cela est valable pour tous les autres chefs religieux, pour tous les individus, pour faire simple. Si quelqu’un se montre généreux à votre égard, c’est normal que vous le lui rendiez.’’

L’ancien dirpub du ‘’Populaire’’, à l’instar de Yérim, estime que les consignes, qui sont une tradition dans ce pays, n’ont plus la même splendeur. Il n’empêche, s’empresse-t-il d’ajouter : ’’Ceux qui le font, on ne peut les blâmer si leur volonté est de rendre l’ascenseur à leur bienfaiteur. Par contre, il y en a qui en font un fonds de commerce, un moyen de trafic d’influence et de marchandage… Ceux-là sont répréhensibles. Sinon, remercier quelqu’un, c’est dans notre culture.’’

Toutefois, une telle prise de position n’est pas sans risque, à en croire nos interlocuteurs. Cheikh Yérim Seck : ‘’Je pense que c’est un vrai risque. Si le candidat gagne, tant mieux, sinon bonjour les dégâts. C’est vraiment un très gros risque pour eux. Et l’exemple de Serigne Mansour Sy l’illustre éloquemment. Comme je l’ai dit, c’est compte tenu de ce que cela avait impliqué que les marabouts rechignaient, depuis lors, à se prononcer de la sorte’’. Mais le risque le plus immédiat, selon M. Kane, ce sont les réactions irrévérencieuses sur les réseaux sociaux. ‘’Que ceux qui donnent des consignes le sachent : s’ils le font, ils vont récolter des insultes sur les réseaux sociaux. Et cela n’est pas reluisant pour leur image et pour l’imaginaire dont ils sont les gardiens. Mais on constate que ces insultes ne gênent pas certains qui ont opté de manifester publiquement leur soutien à un camp au détriment des autres’’.

Menace sur le statut d’arbitre du guide religieux

Toutefois, Cheikh Yérim n’est pas de ceux-là qui estiment que les marabouts doivent rester à l’écart du jeu politique. ’’Nous sommes, dit-il, dans une société ouverte. Les chefferies religieuses sont des citoyens. Ils ont le droit de se prononcer si, de bonne foi, ils pensent qu’untel fait mieux les affaires du Sénégal. Cela ne me choque point. Ils peuvent le faire à leurs risques et périls, parce qu’ils sont quand même des citoyens. Mieux, ils représentent des pans entiers de la population’’. Ce qui peut être problématique, d’après lui, c’est que ce soutien n’est jamais au profit de l’opposition. Mais il dit comprendre cette attitude. ’’De par leur configuration, leur histoire, ils ne peuvent être contre le pouvoir. D’autant plus que ce sont des entités qui considèrent que celui qui est là est l’émanation de la volonté divine. C’est une philosophie bien encrée. Je ne vois aucune confrérie du pays prendre l’option directe contre le pouvoir. Soit elles le soutiennent soit elles se taisent’’.

Est-ce que ceux-là qui prennent publiquement partie pour un camp ne se disqualifient pas, en cas de crise, quant à leur rôle d’arbitre ? L’histoire, si l’on en croit Psk, a montré que ce sont des personnalités qui se sont montrées à équidistance des parties qui ont joué le rôle de conseil et de conciliateur avec beaucoup de crédit. ‘’On ne peut faire de tous les fils de marabouts des hommes sages, neutres, désintéressés. Ce sont des êtres humains comme nous autres. Certains d’entre eux savent s’élever au-dessus de la mêlée et des avantages qu’ils peuvent obtenir à partir de leur naissance. Ils vont regarder le chef de l’Etat comme ils regardent son opposant le plus irréductible. D’autres vont utiliser leur statut pour leurs propres privilèges. C’est un fait avec lequel il faut composer’’. Pour le journaliste, de tels actes ne sont pas à encourager. ‘’Il faut, suggère-t-il, une organisation politique et sociale pour que ce type d’intervention n’ait plus sa raison d’être’’. Pape Samba Kane de renchérir : ‘’Que ceux qui gèrent notre destin commun aient conscience qu’en agissant de la sorte, ils sapent la construction d’un Etat moderne laïc. En laissant prospérer ce genre de pratique, on peut voir des partis se réclamer une certaine orientation religieuse.’’

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